Beauté et fragilité des tourbières

Ayant un lien avec l’Ecosse depuis l’enfance, la beauté des marécages m’a toujours fascinée. Je saisis donc l’occasion pour faire un peu de vulgarisation sur un sujet peu connu par les jardiniers qui n’ont jamais parcouru les landes désolées, mais en utilisent les produits sans même en être conscients.

Les marécages à tourbe ou tourbières, couvrent à peu près 3% de la surface du globe. La plupart se trouvent dans les régions arctiques ou subarctiques. La Sibérie en compte par exemple plus d’1 million de km carrés. Les régions de montagne, où l’eau stagne à cause de relief, en comptent également. C’est le cas par exemple de l’Ecosse, où j’ai pris ces photos. Plus étonnant, il y a de nombreux marécages à tourbe dans les pays tropicaux, en République Démocratique du Congo ou en Indonésie notamment.

Si les tourbières sont des écosystèmes fascinants, ils sont extrêmement fragiles. Ils jouent un rôle essentiel dans la régulation du climat mais sont menacés par de nombreux facteurs: sécheresses, incendies, exploitation, drainage pour l’agriculture.

La tourbe provient de la décomposition très lente de matériaux végétaux, et en particulier de mousses appelées sphaignes (voir l’article compagnon sur la végétation des marécages). Celles-ci acidifient l’eau à tel point qu’il n’y a quasiment pas de bactéries ou de champignons qui puissent décomposer les végétaux. Les végétaux morts s’accumulent donc dans ce milieu humide et sont compressés. Un sol très noir en résulte. On définit la tourbe comme un sol à forte teneur en matières organiques végétales, peu ou pas décomposées. En conséquence, ces sols stockent beaucoup plus de carbone que d’autres types de sol et jouent un rôle capital comme puits de carbone. La tourbe peut s’accumuler sur plusieurs mètres de profondeur; ce sont donc des quantités énormes de carbone qui y sont efficacement séquestrés depuis des éternités.

Pour que la tourbe puisse se former, (et c’est un processus très lent), il faut que plusieurs conditions soient réunies: une stagnation de l’eau (favorisée par le relief), un sol imperméable, des pluies abondantes (en Ecosse c’est garanti!). Souvent le processus se passe dans les lacs laissés par la dernière glaciation. Un climat frais est généralement favorable, mais dans les régions tropicales où les pluies sont quotidiennes, ces tourbières existent aussi.

Ces marécages sont splendides mais des pièges dangereux: mettez-y le pied et vous vous enfoncerez jusqu’à la taille.

Parfois, de magnifiques iridescences se forment à la surface de l’eau, comme si le marécage produisait du pétrole naturel. Ce sont sans doute des sels de minéraux dégagés par la décomposition dans ce milieu très ferrugineux.

La tourbe séchée est un combustible utilisé depuis toujours par les peuples nordiques. L’été était consacré (au milieu des taons et des moustiques) à découper des briquettes de tourbe pour les faire sécher au soleil. Ces briques étaient alors utilisées pour cuisiner et se chauffer, dégageant beaucoup de fumée et un odeur âcre caractéristique. La tourbe noircissait les chaumières. La matière pouvait également être utilisée comme isolant ou comme litière.

Comme jardiniers, nous avons tous acheté des sacs de tourbe pour nos semis et plantations. Riche en matière organique et de Ph bas, ce terreau est particulièrement utile pour la plantation des rhodos, hydrangeas, camélias et autres amateurs de terre acide. Aujourd’hui, il est clairement reconnu que l’exploitation commerciale de la tourbe est très nocive pour l’environnement et une activité fortement émettrice de gaz à effet de serre. Au royaume-Uni, des campagnes massives ont été menées pour promouvoir les substrats peat-free ou sans tourbe, beaucoup plus écologiques. Les fibres de coco ou d’écorces de pin sont par exemple des substituts valables. Sur le continent nous ne sommes pas encore assez conscients du problème…

Même si les conditions dans les marécages sont extrêmes, la biodiversité y est élevée et très particulière. Mis à part les plantes, que je discuterai séparément, de très nombreux insectes et batraciens y vivent. Les tourbières et leurs mousses jouent un rôle d’éponge et empêchent les inondations tout en stockant l’eau. Elles ont donc un rôle important de régulation des eaux en plus de la captation du carbone.

Le milieu anaérobie des tourbières est très favorable à la préservation de ce qui y a été englouti. On peut par exemple y trouver des bois fossilisés. En Sibérie, de nombreux corps humains, de même que les fameux mammouths, ont été extraits de la tourbe dans un état de conservation extraordinaire, peau et poils compris.

La préservation et même la restauration des tourbières est un des grands chevaux de bataille des écologistes. Une des principales menaces provient des sécheresses dues au réchauffement. La tourbe s’enflamme facilement et brûle ensuite à l’étouffée pendant très longtemps. Comme les couches de tourbe sont très profondes, ces incendies sont très difficiles à éteindre. Il y a eu des cas dramatiques en Sibérie et au Canada où ces incendies ont couvé pendant des mois. Le drame, c’est qu’en brûlant, la tourbe relâche des quantités énormes de carbone et surtout de méthane. Un des objectifs est donc d’éviter que ces marais ne se dessèchent, notamment par des drainages pour favoriser l’agriculture et les plantations.

Si, par les conditions climatiques ou l’excès de pâturage, la tourbe devient exposée à l’air, comme dans les deux images ci-dessus, elle se dessèche et pourrit, émettant de grandes quantités de CO2 et surtout de méthane. Dans certains cas, les écologistes proposent des restaurer les tourbières détériorées pour qu’elles puissent redevenir des puits de carbone plutôt que des émettrices nettes. Cela peut se faire en les saturant en eau, parfois même en enlevant la couche supérieure de tourbe, ou en réimplantant une couche de mousses.

Au royaume-Uni, pays pionnier en la matière, les propriétaires qui souhaitent entrer dans ce genre de programme peuvent obtenir des subsides et des crédits carbone. En quoi cela consiste-il? Une entreprise qui ne peut pas parvenir à la neutralité carbone, achète des crédits carbone pour compenser ce déficit. Vos efforts de plantation, de restauration d’habitats ou de réensauvagement vont ainsi permettre à d’autres de continuer à polluer. Cela paraît absurde, mais parfois il n’y a pas de solution immédiate d’élimination des émissions. Vous vous retrouvez avec un crédit carbone que vous pouvez en théorie vendre quand le prix sera intéressant car il y a un marché pour cela.

Nul le sait ce que vaudra un crédit carbone, mais une tourbière vaudra peut-être de l’or…

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