Les jardins de ma mère

Cet article est hors-série car je ne fais en principe pas de reportages sur des jardins. Exceptionnellement, suite au décès de ma mère, Ghislaine de Spoelberch, le 30 novembre 2023, je voudrais lui rendre hommage en vous faisant parcourir ses trois jardins. Situés en Flandre, dans les Ardennes belges et dans la plaine argentine, ces jardin lui posèrent le défi de travailler avec trois paysages et trois climats complètement différents.

Son amour des plantes lui avait été inculquée par sa grand-mère argentine et ne fit que croître au fil des ans. Jusqu’à son dernier jour, maman continua à s’occuper de ses jardins jusque dans les moindres détails, à commander des semences et des bulbes, à orchestrer les plantations. Elle plantait des arbres sans relâche (beaucoup trop serrés), avec une confiance absolue dans l’avenir.

Londerzeel

Mariée à 20 ans, maman s’installa aussitôt avec mon père dans la propriété familiale au nord de Bruxelles. Elle y trouva le canevas idéal pour expérimenter et déployer ses talents. Construit à la fin du 18ème siècle, le château avait été entouré d’un jardin dans le style anglo-chinois. Il n’en restait toutefois que l’étang, de grands arbres, dont des platanes et des hêtres pourpres immenses, et un vieux potager muré. La place ne manquait pas pour planter des collections, créer des parterres et cultiver un vaste assortiment de légumes et de fleurs à couper.

A l’époque, toute inspiration pour les jardins venait d’Outre-Manche et le jardin de maman n’y faisait pas exception: de larges parterres appuyés à de belles haies, des arches couvertes de roses, une gamme variée de vivaces dans des tons pastels. Les visites aux grands modèles anglais et un passage au Chelsea Flower Show étaient au programme chaque année. Le voyage se faisait par la malle de Douvres dans un grand break Citroën qui revenait rempli de raretés introuvables en Belgique.

Pour maintenir l’intérêt tout au long de la saison, maman déployait chaque printemps des efforts considérables pour produire des annuelles à utiliser en bouche-trou. La première étape était de commander les semences (ici aussi les Thompson & Morgan, King’s Seeds, Unwins et autres britanniques avaient sa faveur). Puis venaient les semis en caissettes dans la serre avec du terreau maison soigneusement préparé; delphiniums, gueules de loup, cosmos, zinnias et reine-marguerites ne manquaient jamais. Il fallait ensuite repiquer une à une toutes ces plantules. Si j’étais dans les parages, j’étais mise à contribution pour remplir les centaines de godets nécessaires. Toutes ces annuelles étaient d’abord ‘endurcies’ dans des couches extérieures avant de remplir le moindre interstice dans les parterres.

Le soin que maman mettait à cultiver ses pois de senteur était digne des plus grandes jardinières anglaises. Les sachets de semences pour chaque couleur individuelle étaient choisis à Chelsea. La culture démarrait dès janvier sur les appui de fenêtre de la cuisine. Il fallait épointer les plantules pour les ramifier. Elles étaient transférées dans la serre après le risque de gel, puis dehors avant d’être mises en place au pied de grands grillages dans le potager. Le travail ne s’arrêtait pas là; il fallait encore attacher les pousses, supprimer les rameaux faibles et même couper les vrilles pour produire de plus grandes fleurs! Tout cet effort permettait de cueillir tous les trois jours des poignées entières de ces merveilles parfumées. Les petits-enfants (ici Etienne et Agathe) participaient volontiers à la cueillette.

L’immense potager muré du château produisait une montagne de légumes et de petits fruits. Ceuillette et congélation occupaient la cuisinière tout l’été. Certains légumes moins courants faisaient la réputation des grands dîners. En fonction de la saison on pouvait se voir servir des choux marins (dès mars), puis des asperges blanches, des fèves des marais à la crème et sarriette ou des cardons à la moëlle à partir de novembre. On voit ici comment les cardes sont emballées pour les blanchir et les attendrir.

L’amitié avec le ménage de botanistes Jelena et Robert de Belder fut déterminant dans la vie de jardinière de maman. Elle devint membre de la International Dendrology Society qu’ils avaient récemment fondée et parcourut le monde avec ce club d’élite pour étudier les arbres dans leur habitat d’origine: URSS, Balkans, USA, Chine, Bhutan, Japon, Amérique du Sud. Les plus belles propriétés privées d’Europe étaient aussi au programme.

Toute jeune, elle était un peu la mascotte de ces professeurs de botanique d’un âge certain.Voici les trois grâces lors d’un des premiers voyages de l’IDS: Ghislaine, Jelena et Brigitte de Villenfagne.

Cette passion pour l’exploration botanique était intarissable: à 81 ans, maman s’embarqua encore avec l’IDS pour un grand tour dans les montagnes de Kirghizie et du Kazakhstan!

Ces voyages étaient bien entendu l’occasion d’étendre ses collections et pas seulement ses connaissances. Les valises revenaient pleines de boutures et de semences car tout passionné de plantes a fondamentalement une âme de contrebandier. Le jardin est la mémoire vivante de ces aventures.

Le parc s’enrichit d’une belle collection de cerisiers du Japon, d’’Hamamélis et de rhodos, dont beaucoup étaient des semis offerts par les De Belder de Kalmthout. Encouragé par Philippe de Spoelberch, Maman se passionna plus tard pour les magnolias qui prospéraient sur ce terrain riche et humide. Philippe nomma un magnolia ‘Ghislaine’ pour ses 75 ans.

Chevrouheid

Trente ans plus tard, à la mort de son père, maman hérita de sa propriété dans les Ardennes belges. Situé à 450 mètres d’altitude, orienté plein sud avec une vue imprenable sur les forêts ardennaises, le lieu avait une magie indéniable. Avec son énergie débordante, maman allait faire de ce jardin en terrasses un nouveau paradis. Le climat et le sol argilo-schisteux convenait à merveille à d’autres plantes: hydrangeas, érables, cornouillers… Les colorations d’automne étaient époustouflantes.

Dans une région où l’hiver est long et souvent neigeux, maman avait compris l’importance de créer des formes structurantes et persistantes, notamment de magnifiques haies d’if et de buis, taillées au cordeau.

Au sein de ces structures, il n’y a pas un interstice qui ne soit pas planté. Les murs de grosses pierres du pays dégoulinent de plantes, parfois spontanées. Les chemins sont bordés de bulbes et de vivaces de choix. Des collections d’arbres conquièrent les prairies environnantes. Ce jardin ardennais procurait un plaisir et une satisfaction énorme à sa créatrice.

Malgré son âge, maman continuait à imaginer de nouveaux projets et à planter frénétiquement. Elle avait découvert les possibilités de l’internet pour se procurer des plantes rares et désirables. L’équipe de jardiniers était importante, mais la patronne travaillait à côté de ses hommes et veillait au moindre détail.

La roseraie occupe une place importante à Chevrouheid et fournit la matière pour les bouquets, omniprésents dans la maison. Outre ses talents de jardinière, Ghislaine était en effet la reine des bouquets et avait pratiqué la décoration florale à un niveau quasi-professionnel.

Sa petite-fille Calliste emporte en brassée de roses exceptionnelles. Jusqu’à un âge avancé, maman taillait tous ses précieux rosiers elle-même, à genoux sur le sol froid de février à mars.

La Diana

L’âge venant, ma mère supportait de moins en moins la grisaille et l’humidité de la Belgique et s’échappait pour passer 3 à 4 mois en Argentine, près de ses cousins. Elle y bénéficiait du printemps et de l’été austral. Ce lieu lui tenait particulièrement à coeur car elle y avait vécu la majeure partie de son enfance, en mode gaucho, élevée par sa grand-mère argentine.

Mis à part un réel intérêt pour le bétail, les chevaux et les cultures, elle y consacrait les longues soirées d’été à développer son troisième jardin. La richesse de la terre et la douceur du climat permettaient de s’aventurer dans des possibilités nouvelles. Ici aussi, de nouveaux parterres étaient ajoutés chaque année et remplis de fleurs: agapanthes, roses, dahlias, hémérocalles, gardénias… Sa collection de sauges était particulièrement belle et attirait les colibris tout autour de la maison.

Dans la pampa, les graminées étaient tout à fait dans leur élément et maman exploita donc à fond cette nouvelle mode que Piet Oudolf avait popularisée en Europe.

Ayant vécu de près la création de ces trois jardins, je ne puis que m’émerveiller de l’énergie que ma mère à déployée pour les concevoir, les planter et les entretenir. Elle faisait partie d’une génération de grands jardiniers et jardinières qui rivalisaient dans leurs exploits et leurs collections. Les soucis de maintenance et de durabilité n’étaient, heureusement pour eux, pas encore à l’ordre du jour. Ce type de jardin, avec sa profusion de parterres de vivaces et d’annuelles, demandait un désherbage constant, la suppression des fleurs fanées et des ajouts chaque année. La main d’oeuvre était heureusement abondante et l’eau également. On peut s’interroger sur l’avenir de jardins aussi complexes.

Maman a créé avec art et passion trois coins de paradis très personnels. Je lui tire mon chapeau!

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